« Nous étions excitées et notre excitation aurait pu déplacer des montagnes. Nous voulions la partager avec nos sœurs, de même que tout ce que nous étions en train d'apprendre. La perception que nous avions de nous-mêmes s'était mise à changer, comme nos vies n'allaient pas tarder à le faire. »

Ces lignes ont été écrites par un groupe de douze femmes, âgées de 23 à 39 ans, constitué en mai 1969 pendant une conférence sur le mouvement de libération des femmes dans une université de Boston. L'année suivante, elles publient une brochure sous le titre « Les femmes et leur corps » (Women and Their Bodies (1)) pour diffuser les connaissances qu'elles ont acquises à travers des témoignages, des groupes de parole, des livres et des entretiens avec des spécialistes, sur des sujets allant du « patient comme victime » à la sexualité, en passant par la grossesse, l'avortement – alors illégal – ou les institutions médicales, mais aussi le militantisme. « Nous avions découvert qu'il n'y avait pas de 'bons' docteurs et que nous devions apprendre par nous-mêmes », expliquent-elles avant de lancer en conclusion de leur préface : Power to our sisters ! (« Que nos sœurs soient puissantes ! »)

En 1971, le texte est republié sous le titre Our bodies, ourselves (« Notre corps, nous-mêmes ») par New England Free Press, suivi, en 1973, de Simon & Shuster pour la première édition commerciale. Aux États-Unis, ce qui est rapidement devenu un best-seller est réédité en moyenne tous les cinq ans, la dernière édition datant de 2011.

Depuis, dans le monde entier, des femmes se sont emparées de ce livre, ou de son principe – c'est-à-dire la collecte et la mise à disposition d'un savoir empirique autant que scientifique sur le corps des femmes – pour le traduire et l'adapter à leur propre contexte. En 2017, il avait été publié en 31 langues, de l'albanais au farsi en passant par le vietnamien ou le tibétain (2).

En France, c'est chez Albin Michel, en 1977, qu'est publié pour la première fois Notre corps, nous-mêmes. Dans son introduction, le collectif d'auteures qui en est à l'origine explique avoir abandonné le principe d'une traduction pour se tourner vers une adaptation, tant les contextes étaient différents. Elles ont donc suivi la même méthode, collectant des témoignages, multipliant les groupes de parole, mettant à disposition, sur 240 pages, des schémas, tableaux, graphiques, données médicales et scientifiques sur la contraception, les MST, la grossesse ou la ménopause.

Ce qui est entre-temps devenu un classique féministe, consultable dans de multiples plannings familiaux et transmis par le bouche-à-oreille, est épuisé depuis de nombreuses années et n'a jamais été actualisé. Il n'est rien de dire que les manuels d'experts régulièrement publiés depuis ou les forums en ligne ne sauraient remplacer ces multiples voix collectées et ces informations rapportées « par des femmes, pour les femmes ». De fait, l'histoire de ce livre semble marquée par la défaillance de transmission entre la « deuxième vague féministe » des années 1970 et celle qui émerge aujourd'hui. Entre les deux, le savoir des femmes sur leur propre corps a été (de nouveau) déconsidéré par les spécialistes, le mot féministe est (re)devenu un gros mot, et de nombreuses mères ont oublié de donner Notre corps, nous-mêmes à leurs filles.

Il n'est pourtant qu'à voir l'instrumentalisation qui est encore et toujours faite du corps des femmes dans des débats concernant des thématiques aussi variées que la religion ou l'immigration ; la fréquence à laquelle le viol sert d'arme de guerre, notamment, actuellement, en Syrie ; ou encore la régularité avec laquelle Donald Trump se sert d'attaques contre l'avortement, le planning familial ou la couverture santé pour ancrer son populisme réactionnaire et nationaliste ; pour se convaincre d'à quel point il s'agit d'un champ de bataille (3). Il n'est qu'à voir avec quel acharnement on cherche à affamer le corps des femmes, à l'épiler, à le pénétrer, à le frapper, à l'amaigrir, à le discipliner, à le rendre plus ou moins fertile, à l'inciser ou à le recoudre, à lui inspirer la honte, pour se convaincre d'à quel point il est nécessaire que les femmes se l'approprient dans tous les sens que ce mot comporte : le connaître, et le faire leur.

Un collectif de femmes s'est constitué en France, il y a un an, pour actualiser et rééditer Notre corps, nous-mêmes. Cette seconde version paraîtra en octobre 2019 dans une nouvelle maison d'édition indépendante et féministe, Hors d'atteinte. Sans prétendre représenter toutes les femmes, mais avec le souci de diversifier les points de vue non seulement au sein des témoignages, mais aussi du groupe d'auteures lui-même, le collectif rassemble Thyna Akeno et Nana Kinski (étudiantes, auteures du blog afroféministe Alloha Taloha), Mathilde Blézat et Naïké Desquesnes (journalistes, membres de la Revue Z), Hélène de Gunzbourg (sage-femme à la retraite), Mounia El Kotni (anthropologue), Nina Faure (réalisatrice), Marie Hermann (éditrice), Marie-Hélène Lahaye (juriste, blogueuse et auteure), Yéléna Perret (cadre de la fonction publique, diplômée en études de genre). Toutes sont féministes. Actualisant les informations disponibles et apportant de nouveaux témoignages sur la contraception, l'avortement et le viol, mais abordant également des sujets comme le cyber-harcèlement, le corps au travail ou les violences obstétricales, le livre suivra encore et toujours la même méthode, le même principe d'une information fondée et bienveillante, de voix multiples, d'un savoir élaboré par des femmes, mis au service de toutes les femmes. En plaçant au centre de tout le corps comme ce que toutes les femmes – quelles que soient leur origine, leur couleur de peau, leur classe sociale, leur orientation sexuelle, leur identité ou leur âge – ont en commun.

Il est dès maintenant possible de soutenir ce projet en pré-achetant le livre : https://www.helloasso.com/associations/notre-corps-nous-memes/collectes/reedition-de-notre-corps-nous-memes.

Marie Hermann
pour le collectif Notre corps, nous-mêmes


Texte initialement publié sur le blog de Médiapart le 4 janvier 2018 :
https://blogs.mediapart.fr/marie-hermann/blog/040118/notre-corps-nous-memes.


Notes
(1) Cette brochure est intégralement disponible en ligne : https://www.ourbodiesourselves.org/cms/assets/uploads/2014/04/Women-and-Their-Bodies-1970.pdf.
(2) Pour une histoire précise de ces traductions et adaptations, lire l'article « Traduire Our bodies, ourselves » de Linda Gordon, publié sur le site de The Nation, dans une traduction de Valentine Dervaux pour Jef Klak : http://jefklak.org/?p=5441.
(3) Voir « Mon corps est un champ de bataille », collectif Ma colère, 2004 : http://ma.colere.free.fr/IMG/pdf/Mon_corps-est-un-champ-de-bataille-Tome1.pdf.