La description que donne Kraus du rapport très spécial que l’innocent persécuteur entretient avec le mensonge correspond si exactement au chef de la démocratie la plus puissante du monde qu’elle pourrait presque sembler faite par anticipation pour lui. Lui aussi a compris mieux que personne que la meilleure façon de mentir est d’accuser les autres d’être ceux qui le font, et de le faire en particulier quand ils disent la vérité à son sujet. C’est donc le menteur – que le fait de ne tenir, pour sa part, aucun compte de la vérité ne gêne pas le moins du monde, mais qui sait qu’il peut être important pour ses adversaires de ne pas risquer d’en être soupçonné – qui accuse les autres d’inventer et de diffuser des fake news.
« On n’arrive pas à croire à quel point on doit tromper un peuple pour le gouverner », écrivait Adolf Hitler dans une des premières versions – amendée par la suite – de Mein Kampf. Alors qu’aujourd’hui le contexte international offre régulièrement la tentation d’établir des parallèles avec les années 1930, le philosophe Jacques Bouveresse revient aux écrits du fervent opposant autrichien au nazisme Karl Kraus pour le confronter à la période actuelle. Une propagande fondée sur l’émotion et la destruction de l’intellect, consistant à augmenter la tolérance du peuple au mensonge et à la brutalité, à accuser ses adversaires des atrocités qu’on commet soi-même et à faire croire ses électeurs à une revanche sociale qui n’est en réalité rien d’autre qu’une destruction de la démocratie : voilà qui n’est pas sans résonances avec le comportement de certains dirigeants actuels, que ce livre éclaire différemment.
Jacques Bouveresse revient ainsi que des concepts comme l’innocence persécutrice, l’indifférence complète à la vérité, l’anti-intellectualisme et la revendication d’un droit de légitime défense contre la logique, que Kraus attribuait aux nazis et qui lui semblent transposables notamment à Donald Trump.
Il revient également sur l’idée qu’une « bonne guerre » arrange tout, que c’est une épreuve nécessaire qui purifie, régénère un peuple, en ayant sur lui des effets roboratifs et thérapeutiques, en rappelant qu’elle sert surtout à rendre « le vainqueur bête et le vaincu méchant », ainsi qu’à habituer le peuple à la brutalité de la vie politique, ainsi qu’à le rendre moins sensible à la mort, notamment de ses intimes.
La guerre participe d’un autre phénomène : la propagande. « C’est tout simple. On n’a besoin de rien faire d’autre que de dire au peuple qu’il est attaqué et reprocher aux pacifistes leur manque de patriotisme et affirmer qu’ils mettent le pays en danger. Cette méthode fonctionne dans n’importe quel pays », déclarait Hermann Goering, dirigeant de premier plan du IIIe Reich. Mais la propagande, même appuyée sur les mensonges les plus éhontés, ne suffit pas à faire croire le peuple à ce à quoi on veut qu’il croie. Il s’agit aussi d’investir l’espace du sentiment, de l’âme, sacrifier l’intellect pour développer une idéologie qui se présentera comme le simple reflet de la volonté et de la pensée du peuple, qu’il sera impossible de démontrer ou de combattre intellectuellement. Il s’agit aussi de dire des mensonges que le peuple aura envie de croire : parce qu’ils donnent une explication simple à des choses complexes, ou parce qu’ils lui donnent le sentiment de pouvoir prendre des revanches. Et surtout à le faire agir, qu’il croie ou non.
On peut finalement dire que cette propagande vient rencontrer une aspiration personnelle à une forme de transcendance, le sentiment de prendre part à une religion civique, à des rituels collectifs, et plus largement à une grande entreprise de rénovation radicale ; et de permettre à un envoyé de Dieu d’être prophète.
Enfin, nous dit Bouveresse, pour que tout cela fonctionne, il a d’abord fallu attaquer le concept de vérité. Et c’est bien ce qui s’est passé selon lui chez la grande majorité des représentants du monde intellectuel actuel, qui, notamment au nom de l’imagination, de la créativité, de la poésie, de la « pensée », l’ont accusée d’être liée au pouvoir et au conservatisme, et lui ont préféré la croyance, entrant ainsi déjà eux-mêmes dans ce qu’on appelle aujourd’hui l’ère de la « post-vérité ». Or, montre le philosophe, là où on n’accorde plus de valeur à la vérité, on n’en accorde plus non plus à la signification : et les mots ne veulent plus rien dire.